© Alain Julien

Là, se délasse Lilith…

Manifestation d’un corps libertaire

Pascal Adam, auteur

Au commencement

Un plateau virginal blanc, qu’en son centre un épais segment de paillettes, noires comme du sang séché, coupe en deux, latéralement.

Au-dessus, centré à l’avant-scène, une barre suspendue dans le sens d’ouverture de la scène, soutient un anneau où la danseuse nue, ou bien le personnage, Lilith, viendra s’encorder dans des raffinements shibaris.

Un servant de scène que l’on dirait avoir été pris dans la salle, aide à la suspension de la danseuse à l’horizontale.

Puis descend la lumière sur Lilith à l’horizontale et commence le spectacle auquel nous assistons déjà.

La lumière a descendu et c’est un crépuscule. 

Et Lilith est un diable, un martyre, une gorgone, un Christ, morceau de viande humaine. Elle pivote lentement sur le fond blanc, sa sanglante strie sombre. Nous sommes chez Francis Bacon. La musique est venue, lente et douce et sombre comme ce long déploiement de l’image audacieuse de ce corps nu flottant à l’avant-scène.

Note de service

Je ne sais pas à qui je parle. A qui a vu le spectacle ? A qui le verra ? A un curieux égaré là ? Que lit-il donc ici, celui qui n’a rien vu, rien entendu ?

Enfin Lilith vint

Et c’est un crépuscule

Et il est difficile de savoir si c’est celui de l’aube ou bien celui du soir

Est-ce au fond important d’ailleurs de savoir si elle vint ou bien si elle revint

Ou bien encore si elle n’aura brillé que le temps d’une éclipse

La sienne, singulièrement.

Importe seulement que la scène

Pour une fois comme une faille dans l’ordinaire espace-temps se soit ouverte

Et nous ait laissé voir Lilith, et nous ait laissé voir

En pleine lumière l’obscurité même ou bien ce qui était caché,

Importe seulement, comme un éclair troue la nuit de toute sa force d’évidence

Qu’un spectacle tel inspire au spectateur l’effroi devant la puissance de ravage ou telle sidération contemplative tentant de conserver en soi et dans le temps humain l’image instantanée de la destruction.

Mais peu importe au fond 

Qu’elle soit, Lilith, une réminiscence avant disparition totale ou bien tel prodrome d’un retour qui ne nous pourrait être que puissamment dévastateur.

Je n’ai pas la réponse et elle importe peu,

Importe seulement l’instant où elle fut devant nous

Si c’est bien elle qui fut devant nous, incarnation avatar ou fantôme

Et pour ma part personnelle la représentation me paraît avoir été vue comme dans une boule de cristal ou pour être plus sacrificiel dans quelque œil de bœuf posé sur une table de dissection.

Importe seulement que dans l’instant dilaté comme une pupille de junkie de la représentation et quelque signification qu’elle nous paraisse avoir

Lilith ait été là

Et avec elle son délassement monstrueux

Car Lilith est un monstre et certainement n’entend-elle pas abolir cette dimension-là qui la fonde entièrement

Et qui même, si j’ose dire, lui est rien moins que sa propre genèse

Et sa réminiscence propre non moins que la condition de son hypothétique retour encore.

Et se peut-il, Lilith, que ton délassement soit en soi ta vengeance ?

Oui, se peut-il que ton délassement soit en soi cette froide dévastation de l’ordre et ce ravage lent presque extatique de toute humaine communauté

Et se peut-il que tu t’expanses ainsi froidement à la mythique dimension de déesse du carnage ?

Mais enfin, peu importe comment et par quels éphémères présupposés, Lilith vint et nous la vîmes, dans l’œil dilaté de la représentation, se délasser

Là, dans l’interstice monstrueux et glacé de la scène.

J’avoue sans trop d’ambages que je me contrefous grandement des doctrines et opinions qui auraient présidé ou servi simplement de prétexte à cette apparition

Et il me semble que si ces doctrines et opinions éphémères ont servi à l’apparition un instant de cette vision, elles ont fait leur office

Qui n’est sans doute pas autre que de se consumer immédiatement comme une charge explosive sert en sa combustion au lancement d’une fusée.

Voilà pourquoi ici je n’emploie pas les mots de l’idéologie :

Ils se sont détruits pour permettre cela qui n’a plus d’autre rapport avec eux que quelques lignes sur un programme.

Lilith, elle, est au-delà.

Considérablement.

Il y a en effet dans cette Lilith une puissance d’ambiguïté qu’il serait malheureux d’assigner à résidence dans l’idéologie indiquée au programme

Ou aussi bien, pour se débarrasser du monstre un instant apparu, dans une idéologie inverse et symétrique.

Et il me paraît imbécile au fond de se demander si Lilith indépendamment même du temps où elle revient, est de notre monde ou de l’envers de notre monde, son origine ou sa terminaison,

Si elle est ce qui doit advenir demain ou bien l’infernal soubassement de cela qui est aujourd’hui, mixé de crime et de pureté

Il importe seulement que Lilith soit

Et que son délassement nous soit offert

Et l’état quel qu’il soit dans lequel nous sommes indiscutablement plongés.

Eh bien, plongeons ! ou du moins tentons-le.

Il y a la ligne et il y a le détour.

C’est un spectacle qui file en trombe à son acmé, qui est aussi sa fin.

C’est un spectacle lent, plein de tours et détours, qui ne s’égare pas.

Ne sont-elles pas ainsi nos vies, trombes rectilignes pleines de tours et de détours et de lenteurs ?

C’est un spectacle qui file de l’encordement initial de Lilith qui ne nous paraît pas tant humiliation que soumission volontaire,

A, passant par tout un bestiaire faunesque et sexuel éclatant dans l’espace blanc l’ordonnancement initial des paillettes, après qu’elle s’est à son gré, lentement, défait de son grément de cordes,

L’exposition finale d’un dieu à venir offert au sacrifice !

C’est un spectacle en trombe et qui file par tours et détours et par jeux et déjeux vers l’image finale d’un sexe féminin ouvert enfin à la contemplation,

Loin du passage, au dam sans doute des puritains de tout poil, par la pornographie.

Car enfin, ce sexe enfin offert, la représentation même le rend rien moins que tout à fait imprenable

Et d’autant plus imprenable qu’il s’avoue totalement offert,

Laissant le spectateur à une distance inouïe, sacrificateur impuissant, piégé à la fascination qui lui doit servir d’extase et à laquelle la lenteur, la distance, non moins que la musique l’ont puissamment mené.

Et se peut-il, Lilith, que ton délassement soit en soi ta vengeance ?

Là se délasse Lilith est la symphonie lente de ce corps nu exposé et filant par tours et détours et par jeux et déjeux vers sa possible vérité

Et d’abord attaché lentement à son gré ce corps nu se détache,

Se défait des liens qui à la fois le soutenaient et l’entravaient, ensuite

Prend lentement possession du plateau et de lui-même,

Du terrestre plateau comme lieu où possiblement expérimenter sa présence

Humaine et animale, animale et humaine, sauvagerie et douceur, violence et simulacre, puis,

L’expérimentation par le jeu en quelque sorte aboutie, ayant compris à quoi servait ce corps ou à quoi du moins il pouvait bien servir, à quelle expérimentation de soi

Sacrilège et sacrée,

Il n’est plus qu’à offrir votivement à tous son cœur même,

Cet imprenable sexe à prendre

Délassement terminal et par lequel enfin

La divinité point.

Car Lilith est le spectacle de la fin du spectacle,

La viande à son étal comme viande à son étal

Mais dans la mise à distance encore civilisée d’une représentation

Et le stade suivant ne serait point celui du crime mais celui de la furie et du carnage et la disparition de tout stade et finalement de tout art.

Car le délassement de Lilith comme insensiblement nous a menés à ce point où s’abolit enfin toute curiosité,

Car enfin n’était-pas cela, ce sexe offert, ce que nous cherchions à voir dans toute représentation et qui nous était par bonheur et frustration toujours instamment refusé !

Oui ce sexe en quelque sorte immense, offert et imprenable !

Et ce lent délassement dans l’instant du spectacle nous a horriblement donné à voir

Mais avec une distance froide étoilant la cervelle en sa contemplation

Ce que peut-être le spectateur cherche toujours à voir et qui lui est refusé.

Non pas l’envers des choses ou l’origine du monde

Mais la porte d’entrée de la sauvagerie.

Et le stade suivant n’en serait même plus un, de n’appartenir plus à la représentation, 

Car il serait barbarie pure, écorchement des chairs, retournement des peaux, démembrement du corps,

Carnage du dieu fou, de la déesse folle, créature comme un dieu et que l’on sacrifie,

Et à laquelle on communie par mastication et ingestion et digestion et défécation,

Advenue de la réelle Lilith et non plus de sa représentation encore possible,

Tangente aux autorisations, passage à la limite.

Car le stade suivant serait celui du religieux massacre auquel appelle Lilith,

Steack de sexe divinisant à son tour qui communie.

 

Pascal Adam, auteur